50 ans de souvenirs 2

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Ici tout au long de l'année 2018, vous allez retrouver les témoignages envoyés par les anciens.

 

Si vous souhaitez vous aussi nous transmettre des témoignages, photos, souvenirs, anecdotes etc, merci de contacter : christine.arioli@a3ie.org

 

Témoignage de Philippe C. IIE des temps anciens qui, vous le comprendrez, a souhaité garder l'anonymat...

 

Une brève histoire de l’I.I.E  
 

Nous avons retrouvé la trace d'un ancien... 

Au début, il ne voulait rien dire "par peur des représailles… secret d’état… un truc énorme… " marmonnait-il. Cela nous émoustilla.
 

Nous déployâmes dès lors des trésors de charme, évoquant les fastes de l'ancien monde et du siècle passé, ne cachant pas notre admiration pour ceux qui avaient eu la chance de connaître la vie paisible et champêtre des temps anciens :

 

- Monsieur C., vous venez quand même d’une époque mythique ! C’était un peu le désert, non, j’veux dire ?

- Oui, effectivement, il y avait peu d’écrans, à part celui de la télé, avec ses trois chaînes publiques. Elles diffusaient des programmes de qualité, sous l’œil bienveillant de l’Etat….

Et bien sûr, il y avait du foot, du foot, du foot : c’était le début de Platini, il venait de se faire sélectionner en équipe de France… Et non, il n’y avait pas encore de TGV...

 

- Mais comment faisiez-vous ? Non mais allô quoi, j’hallucine grave, on a peine à imaginer ! Ca fait grave flipper, c’est super chelou!

- Bah, on s’occupait, on refaisait le monde, dans des cafés enfumés. On bouquinait, on allait au cinoche (dans des salles enfumées). 

On assistait parfois à des conférences, où certains tentaient de nous enfumer, je pense à une conf’ de Paul-Emile Victor, le célèbre explorateur des Pôles. 

Il nous avait prédit un imminent refroidissement climatique. “C’est déjà commencé, achetez des pulls !  “ clamait-il. Un grand moment...

 

- Oups, on s’égare un peu, là, parlons plutôt de l’I.I.E…

- Les geeks de l’époque s’éclataient avec leur chaîne HiFi, ils se tiraient la bourre pour avoir la meilleure config, le plus bel ampli, la plus jolie platine… 

Ou bien ils s’éclataient sur la Ci-Bi: “Ici Charlie, il y a des poulets sur la N78 - Copy that - Rodgère, à vous-  Over”….

 

- Et l’I.I.E dans tout ça?

- Ah l’I.I.E, c’était une sacrée bonne école!  Extrêmement prestigieuse, c’était THE école d’informatique !  De l’informatique à papa, comme on disait entre nous !

C’est sûr que ça nous a pas trop servi, tout ça… mais ça nous a permis de prendre le train en marche, bien qu’il ne roulât pas encore très vite, et bon sang qu’est-ce qu’on a rigolé !

 

Son oeil s'alluma, il se dégela enfin et bientôt, on ne pouvait plus l’arrêter. 

Nous avons dû à notre grand regret procéder à de sérieuses coupes dans ses mémoires... Puisse-t-il nous pardonner....

Accrochez-vous, c’est du lourd !

 

Ce récit est tiré de faits réels… 
 

Introduction : cette année-là (1975) …

 

François Hollande, sorti d’HEC, préparait l’ENA. 

Un jeune président centriste (de droite comme tous les centristes), manifestement très intelligent et aimant le faire savoir, régnait, entouré de sa cour, après avoir réussi le casse du siècle, tandis que François Mitterrand préparait sa revanche…
 

On s'appelait Pierre, Paul, Jean-Luc, Michèle, Mireille ou Dominique...

 

Mais surtout l’informatique était un domaine mystérieux, réservé aux grosses sociétés et animé par une secte de quelques ingénieurs...

99% de la population ignorait ce que c’était, moi le premier, même si mon frère faisait partie de la secte : il était "ingénieur-système" (mais il restait mystérieux, évoquant à mots couverts des hommes tout-puissants en costume bleu ou de sombres histoires de dérouleurs de bandes magnétiques, ça me filait le bourdon).

Steve Jobs bricolait encore les premiers Apple dans son garage. 

Le CNET avait un rêve, un projet fou : ce serait un bijou télématique, on l’appellerait le Minitel, on pourrait se connecter à des serveurs, on pourrait…. 

 

 

Première anecdote.

 

J'étais plutôt content d’avoir, par la grâce des concours, atterri dans la Ville Lumière, dans cette école inconnue (mon père n’a jamais su prononcer son nom : Yi-Yi-Ye s’étranglait-il). 

De nature optimiste, je sentais que le Destin m’avait choisi un truc sympa.

En plus, j’adorais la localisation : en plein cœur de Paris, dans les magnifiques bâtiments du Conservatoire des Arts et Métiers, même si les sommets alpins me manquaient un peu…

CNAM
 

Les premiers jours, au lieu d’un week-end d’intégration comme il est d’usage à présent (mais attention, pas de bizutage, sur ce point-là, nous étions en avance sur tout le monde), ils nous ont jeté dans le bain. Immersion totale.

Un séminaire d’Algol W...

L’Algol W est un langage très pédagogique, nous vanta l’intervenant, un langage très structuré...

Et c’était parti pour la programmation structurée, car la grande frayeur de l’époque, bien avant le bug de l’an 2000, c’était le GOTO sauvage et la programmation spaghetti.

 

Ces mauvaises habitudes donnaient des programmes imprévisibles, impossibles à vérifier et à maintenir, intraduisibles dans un autre langage, non portables sur d’autres machines…. 

Tout ça à cause de ces horribles GOTOs qui pouvaient partir de n’importe où, à destination de n’importe quelle ligne du programme. 

Cela occasionnait des sueurs froides à tous les responsables. 

 

Notre intervenant en avait des sanglots dans la voix et nous adjurait de ne jamais dévier du droit chemin, de ne pas céder à la tentation. 

Pour le calmer, on promettait. Et soudain il découvrait une grave faille dans nos programmes, il s’étranglait, manquait défaillir. Nous avions honte, ça nous a terriblement marqués.

 

Mais, tant que le langage ne l’interdisait pas formellement, les programmeurs continuaient allègrement à utiliser cette facilité, contents de cette astuce qui leur évitait quelques minutes de réflexion plus poussée….

 

L’Algol W était un langage qui ne servait à rien, seuls les universitaires l’utilisaient, et c’était bien comme ça: on aurait toute notre vie pour apprendre sans cesse de nouveaux langages. Le but était de nous apprendre à programmer sainement….

 

Et au bout du compte, c’était bien un stage d’intégration : non seulement nous jurâmes de ne jamais, ô grand jamais, programmer comme des cochons, mais c’est là que des amitiés éternelles se sont formées. Deux jours après, notre petite bande lançait sa feuille de chou, l’II-MondE, tadam !

IIMonde

© II-Monde 1975 - Dessin de Charles D.

 

Ah l’II-MondE… Mâtin quel journal !  Comme disait de lui-même Pilote, un autre journal trop tôt disparu… Bien que nous fussions plus dans la lignée d’Hara-Kiri (et de son successeur, le Charlie Hebdo de la grande époque).

 

 

Un de nos premiers articles attaqua sévèrement ce que nous appelions “l’informatique à papa”: nous étions frustrés par cet environnement terriblement ingrat et nous proclamions notre intention de ne pas faire de vieux os dans ce secteur professionnel si la situation n’évoluait pas. 

Nous évoquions les bacs de cartes perforées qu’on passait, à travers un guichet, à l’opérateur tapi dans sa salle climatisée, en espérant qu’il n'allait pas les renverser. 

Le listing nous revenait longtemps après (dans notre casier), avec son lot d’erreurs de compil, il fallait alors retourner faire la queue à la salle de perfo pour corriger les cartes fautives et c'était reparti pour un tour…

 

Un autre article décrivait des machines que nous avions vues au SICOB, ce fameux salon informatique.

Le dernier “mini” du constructeur Burroughs, par exemple, nous avait bluffé : le B 500 avait une taille raisonnable, genre grosse armoire normande, sa mémoire faisait 512 KO, peut-être même 1 MO et ses énormes disques durs pouvait aisément contenir plusieurs millions d’octets. Et surtout, on pouvait y brancher plusieurs consoles. On pouvait donc dialoguer directement avec l’ordi...

 

L’informatique pouvait donc être ludique ? Nous exigions de nouvelles configurations pour l’I.I.E...

 

Le cadre est maintenant posé pour la deuxième anecdote :

 

Peu après, on nous fit suivre un cours d’assembleur, parce que l’Algol W, c’est bon, quoi. Nous pûmes ainsi faire nos propres expériences de GOTO sauvages…

 

L’assistant qui nous en expliquait les subtilités n’était pas très clair, exaspéré de devoir expliquer à nouveau des choses si évidentes …. 

Il nous donnait à chaque fois un exercice pour la séance suivante, ce qui désespérait bien du monde (sauf les élèves issus de la filière IUT, habitués à ce genre de conneries, et qui s’emmerdaient ferme).

 

Un jour, je prenais un pot, dans un café enfumé, avec mon frère, vous savez, l'ingénieur système. 

Après m’avoir écouté râler sur la difficulté de ces exercices, il sortit de son attaché-case une feuille de listing vierge, un crayon, et écrivit la solution, ligne par ligne, en m’expliquant posément.

Waouh, c’était crystal clear ! 

 

Je publiai la feuille telle quelle dans le numéro suivant de l’II-MondE, et nous écrivîmes nous-même la solution des autres exercices. 

La vente de la feuille de chou atteignit son maximum théorique, un succès énorme. Notre réputation était faite.

 

Mais bon, les gloires usurpées se payent cher, très cher : le corps enseignant n’apprécia guère la plaisanterie :-(

Nous essayâmes bien de trouver un allié avec le prof de marketing, lui expliquant que nous avions réussi un hold-up remarquable, et que, suite à notre scoop audacieux, notre journal était une réussite, et que… rien n’y fit…

 

Nous fûmes convoqués dans le saint des saints, au 132ème étage de la tour IIE, bâtie en plein milieu du Conservatoire (cette tour a depuis disparu, dans le déménagement vers Evry, on ne l’a jamais retrouvée).

Là nous attendait el lider maximo, comme nous l’appelions, impressionnant de charisme et de niaque, le directeur de l’IIE, Etienne Pichat. Nous nous prosternâmes, saisis de terreur.

Il nous tint un long discours, tonnant sur notre conduite honteuse, indigne de futurs ingénieurs. On aurait dit Hitler dans la fameuse scène du film La Chute, quand il engueule ses généraux :

 

-  Alors comme ça, on vous enseigne l’informatique à papa ! Et bien je vais vous en donner, moi, de l’informatique New Age ! Ce sera votre punition, c’est ça ou la porte.

Vous allez servir de collaborateurs à mon ami Cerf, il cherche des gars futés, des froggies, pour terminer son projet de Transmission Control Program RFC675, il bloque, il n’y arrive pas…

 

- “Si vous me permettez” hasarda Pierre C., en époussetant avec élégance son pull en cachemire où un postillon avait eu la malencontreuse idée d’atterrir, “ce nom est imbitable, appelons-le plutôt TCP/IP ça aurait plus de gueule”.

 

- “C’est ça, continuez à faire les marioles !”  explosa le représentant de l’autorité « Vous verrez ça avec Vint. Les gars du réseau Arpanet lui mettent la pression, il est sur le point de craquer”.

 

- “ArpaNet, comme c’est étrange” intervint Charles D., s’arrêtant un instant de crayonner une jolie caricature du directeur en forme de Hulk.  “Cet horrible acronyme dégage des ondes négatives : ce n’est pas net ! Et puis, si c’est vraiment un réseau d’interconnexion, pourquoi ne pas l’appeler Internet ?”

 

-“ C’est cela, oui… D’autre part, je vous préviens, c’est triste mais vous ne me laissez pas le choix :  il ne nous est plus possible de rester ici en plein cœur de Paris, vous êtes tous à sécher les cours pour faire du tourisme, malgré tous les gardiens que j’ai embauchés. Il n’y a jamais personne en cours, j’ai donc demandé à M. d’Estaing de muter l’école extra-muros. 

Je me doute que cela prendra du temps, connaissant l’inertie de l’Administration, mais le processus est enclenché, il est irrémédiable. Contactez Vint Cerf de ma part, voici son adresse email....."

 

Et c’est ainsi que furent prises, en quelques secondes d’intense créativité, certaines des plus importantes décisions du XXème siècle. Elles allaient engager l’Humanité sur une voie sans retour….

 

En guise de conclusion

 

Merci pour ce moment, qui m’a permis de me remémorer ce long voyage au pays des data (et des algorithmes), où je me suis finalement bien amusé !  Merci le Destin !

 

 Philippe C.

 

 

 

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Dernière modification : 24/10/2018